Le prix de l’art a un genre

Le professeur Roman Kräussl de la Luxembourg School of Finance s’est penché sur 40 ans de données de ventes aux enchères, et le résultat est sans appel: les œuvres d’artistes féminines se vendent bien moins cher que celles de leurs homologues masculins.

Roman Kräussl est un expert de la finance dans le monde de l’art. Il a compilé il y a une douzaine d’années la base de données de Christie’s, une des plus célèbres sociétés de ventes aux enchères. «En 2007, j’ai réalisé un classement des 100 artistes qui vendent le plus. Dans ce top 100, il y avait seulement une femme. Ça m’a étonné. Alors, j’ai été plus loin. J’ai comparé le classement des 100 artistes masculins, puis le top 100 féminin. Il se trouve que les 10 premières artistes féminines valaient moins que les deux derniers artistes masculins de la liste.»

La proéminence des hommes dans les domaines artistiques n’est pas quelque chose de nouveau. Il est très difficile de citer plus de deux réalisatrices féminines, par exemple. Mais pour Roman Kräussl, le monde de l’art est le plus discriminant: «On le voit dans les foires d’art, il n’y a que des artistes masculins, que les galeries d’art aient des hommes ou des femmes à leur tête, d’ailleurs. Les musées et les expositions sont uniquement consacrés aux artistes masculins. Ils en sont conscients, les résultats de l’étude ne les ont pas surpris.»

La base de données de Roman Kräussl part de 1970 jusqu’à 2016, soit quelque 5 millions de transactions enregistrées. Il a travaillé pour cela avec trois autres professeurs: Renee B. Adams (Université de Nouvelle-Galles du Sud), Marco A. Navone (Université Bocconi) et Patrick Verwijmeren (Université de Rotterdam).

On note parmi toutes ces transactions une très large majorité d’hommes, soit 80%, et ce sont eux aussi qui vendent le plus, soit 95% des transactions. «Ce qui est le plus frappant, c’est que ça ne s’améliore pas avec les périodes. Bien sûr, il n’y avait pas de femmes artistes jusqu’à une période relativement récente. Mais comment expliquer que les chiffres de 1998 soient équivalents à ceux de 2006? Ce qui est inquiétant, c’est que les choses ne semblent pas évoluer.»

Moins de valeur accordée aux artistes féminines

Pour prouver qu’il ne s’agit pas simplement d’un manque d’artistes féminines, ou d’une qualité moindre de leurs œuvres, Roman Kräussl et son équipe se sont livrés à une série d’expériences. «Nous avons proposé des œuvres à différents groupes. Quand, pour la même œuvre, on leur disait que l’artiste était féminine, les personnes testées y accordaient une valeur moindre, hommes ou femmes.»

Consciemment ou non, nous accordons plus de valeur à une œuvre réalisée par un homme: «Du point de vue de l’investissement, choisir un artiste masculin semble moins risqué, mais si l’on pense que seuls les hommes achètent de l’art, c’est faux. Il faut réserver le même espace aux artistes féminines dans les galeries, les exposer aux bons endroits, il n’y a aucune raison qui nous empêche de le faire.»

Du côté des galeristes, si ces derniers sont conscients de la disparité qui existe, Alex Reding, de la galerie Nosbaum Reding, explique que les choses sont en train d’évoluer: «Le milieu reflète les contextes sociologiques, mais il a beaucoup changé ces dernières années. Jusque dans les années 50, le milieu ne connaissait presque que des artistes hommes, c’est donc normal que cela se reflète encore fortement dans le marché de l’art d’aujourd’hui. Depuis, il y a une plus grande part de femmes artistes, surtout en Europe. Mais entre-temps d’autres continents ont rejoint le club, comme la Chine, ou plus globalement l’Afrique. Et dans ces pays, les artistes féminines sont clairement en déficit, cela crée de nouveau un déséquilibre au niveau global.»

«II faut acheter de l’art parce qu’on aime l’œuvre, sans tenir compte de nos préjugés.»

Roman Kräussl, professeur à la Luxembourg School of Finance

Pour ce dernier, ce n’est pas tellement les discriminations envers les femmes qui posent problème: «Il y a encore plus de discrimination quant à l’origine des artistes, on se rend compte que 80% des artistes viennent des puissances occidentales. Cela reflète les structures du pouvoir.»

Si les femmes n’arrivent pas à s’imposer dans le monde de l’art, c’est aussi parce que la posture des galeristes est ambiguë, d’après Roman Kräussl: «Ils ou elles me disent que s’ils proposent des artistes féminines, ils ne vendront pas. Mais si les acheteurs ne voient pas leurs œuvres, ils ne risquent pas de plus en acheter.»

Que faire alors? Le professeur n’est pas optimiste: «Je pense qu’il faut acheter de l’art parce qu’on aime l’œuvre, sans tenir compte de nos préjugés. La situation n’est en tout cas pas près de changer. C’est difficile, car les hommes n’ont aucun intérêt à ce que leur position soit remise en cause. Je suis déçu du monde occidental, la tendance est positive, mais les données parlent d’elles-mêmes, la situation ne change pas.»